Ces émotions qui nous fabriquent

8 novembre 2012

Ces émotions qui nous fabriquent

de Vinciane Despret

Nos émotions, comme la peur ou la colère, sont-elles naturelles, authentiques et universelles ? C’est ce qu’ont cru les expérimentateurs dans les laboratoires de physiologie et de psychologie, inventant des dispositifs scientifiques pour les étudier, les contrôler, les mesurer. Mais la tâche s’est révélée difficile : les émotions n’existent pas en soi, mais uniquement dans la relation à autrui, au monde. Les émotions sont des productions humaines, un savoir-vivre. On n’a plus alors à s’étonner que les émotions rencontrées dans d’autres traditions soient différentes, que la colère n’existe pas chez les Uktus, que les Ifaluks doivent enseigner la peur à leurs enfants. Nos émotions sont finalement autant de versions du monde et de manière de l’habiter. C’est ce qu’explorent les ethnopsychologues.

On raconte que de contrées lointaines, aussi diverses que les îles du Pacifique occidental, les terres glacées de l'Alaska, le Japon, le fin fond du désert égyptien ou certains pays de l'Afrique noire, des anthropologues reviennent avec de nouvelles émotions, inconnues pour nous. Ces anthropologues, parce qu'ils interrogent les âmes de ceux à qui ils s'adressent, ont été baptisés "ethnopsychologues", suggérant par là que les âmes elles-mêmes pourraient différer selon les cultures qui les accueillent. Ils nous rapportent ces faits étranges : certaines des émotions que nous connaissons, et que nous avons longtemps pensé universelles, semblent inconnues ailleurs. A les entendre, il semblerait que ces émotions, qui ont toujours été pour nous d'une si intime évidence, se constituent pour d'autres tout autrement. Nous les définissons comme naturelles, authentiques, universelles, débordantes, nous les opposons à la raison, à la lumière du contraste, nous en venons à envisager que ces caractéristiques constituent, en fait, la façon dont nous cultivons ces émotions : la nature y devient ce qui, chez nous, se cultive, l'authenticité, ce qui se construit, et l'universalité, ce qui nous singularise.
La question change alors de registre : il ne s'agit plus de savoir ce qu'est une émotion, mais de comprendre ce dont les dimensions que nous privilégions témoignent ; comment elles se sont articulées à des motifs éthiques et politiques, comment elles se prolongent lorsqu'elles sont construites dans les dispositifs de la biologie, de la psychologie, de la sociologie et de l'anthropologie ; et comment l'opération de traduction qu'elles y subissent s'articule à son tour aux impératifs qui guident le "faire science".
Cette exploration de nos lieux de savoir ne se limite cependant pas à dénouer les enjeux qui accompagnent la fabrication de notre savoir des émotions, elle ne se résume pas à la volonté de mieux nous comprendre : elle prend au sérieux le fait que ces émotions ainsi construites par nos pratiques nous fabriquent, qu'elles deviennent actives dans l'expérience que nous en avons.