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Journal d'un écolo
Journal d'un écolo
3 janvier 2013

Entretien avec Christian Godin sur La Haine de la nature (2012)

 

 

 

 

Agora Soulac Energie - " À propos de la « haine de la nature », n'y a-t-il pas, conjointement, « haine de la culture ? Et, dans ce cas, que reste-t-il des « valeurs » dans les sociétés occidentales actuelles ?

C-GODIN-personnalisant-chaque-dedicace.jpg

 

Christian Godin : La question comporte plusieurs couches de sens.

La réalité de la haine de la culture, que l'on peut percevoir à travers plusieurs signes comme l'effondrement du prestige de l'institution scolaire ou la crise du livre et de la librairie est, me semble-t-il, beaucoup mieux connue que la haine de la nature - laquelle est l'objet d'un déni spécifique.

Par ailleurs, les défenseurs de la protection de la nature sont l'objet d'un soupçon récurrent : celui de détester la culture. Le stéréotype « ami des animaux » égale « ennemi des hommes » est régulièrement utilisé. On est même allé jusqu'à inventer une prétendue « technophobie », destinée, comme tous les termes en « phobie », à couper court à toute critique.

En fait, l'opposition nature/culture ne fonctionne pas à tous les niveaux. Il y a aujourd'hui une communauté de destin entre les deux, et c'est pourquoi, si l'on définit les progrès scientifiques, techniques et économiques comme modernes, nous pouvons dire que nous sommes passés à un âge postmoderne.

Ce qui définit la haine, c'est le désir de destruction, pas forcément conscient. Qui ne voit qu'aujourd'hui la nature et la culture sont prises dans une même tourmente, qu’elles sont menacées par une même barbarie ? Et c'est pourquoi la défense de la nature trouve ses sources dans les meilleures traditions de la culture.

Les sociétés occidentales actuelles, à la différence des sociétés anciennes, vivent dans un « polythéisme des valeurs », pour reprendre l'expression de Max Weber. On y trouve à peu près tout. Cela dit, les valeurs dominantes (utilité, efficacité, vitesse, précision, performance etc.) sont toutes des valeurs techno-économiques. Et c'est au nom de ces valeurs qu’une guerre impitoyable est faite au milieu naturel.

 

Agora - Que vous ont apporté les deux années de séjour et de travail en Afrique, dans votre cheminement philosophique, en particulier sur l'expression « sous-développement » imposée au sortir de la Seconde Guerre mondiale par les Américains ?

 

C. Godin - Il est toujours difficile de savoir en quoi a consisté une expérience existentielle. Les rencontres que j'ai pu faire au Cameroun m'ont évidemment marqué. J'ai très rarement eu par la suite l'occasion d'avoir des conversations de plusieurs heures avec des gens qui n'avaient ni les mêmes idées, ni les mêmes croyances, ni les mêmes habitudes que moi. J'étais dans une période d'entre-deux, mes études étaient achevées et ma vie professionnelle n'avait pas commencé. Le monde du travail et les cercles d'amis et de connaissances ne vous mettent en relation qu’avec des pairs.

Le discours de Truman en 1948, où pour la première fois la plus grande partie du monde était qualifiée de « sous-développée » a représenté en effet, sous couvert des bonnes intentions de l'aide internationale, une grande violence symbolique. Il signifiait une formidable simplification de l’Histoire - ce que désormais nous appelons « mondialisation ».

Mais ce discours était aussi un constat : désormais, pour le monde entier, le seul impératif qui pourra donner sens à la collectivité humaine est le développement économique. De fait, en 1948, l'Union soviétique qui représentait un violent contre-modèle, poursuivait les mêmes objectifs que le monde occidental. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la guerre entre eux n'a été que froide.

L'une des clés du triomphe du système capitaliste à l'échelle mondiale est d'avoir su gagner à lui l'imaginaire des hommes. Aujourd'hui, aucun gouvernement n'oserait aller contre le désir d'enrichissement personnel et de consommation matérielle maximale. Les cultures traditionnelles qui reposaient sur des valeurs opposées sont moribondes, lorsqu'elles ne sont pas mortes.

 

Agora - « Paradoxalement mais significativement, la haine de la nature a été d'autant plus forte que celle-ci se montrait généreuse et bienveillante envers les hommes (…). Là où, à l'inverse, les hommes auraient eu toutes les raisons de maudire ce qui rendait si difficile leur existence, ils ont développé vis-à-vis de la nature des sentiments profonds de vénération et de respect » (La Haine de la nature, p.18) À quelles régions du monde et à quelles cultures pensez-vous ?

 

C. Godin - Si la civilisation moderne est née en Europe, cela est en grande partie dû à un ensemble de facteurs climatiques et biogéographiques (climats tempérés, sols riches propices à la culture de la terre, présence d'animaux de trait etc.). La grande majorité des sociétés humaines ont vécu dans des conditions naturelles extrêmement difficiles qui ont rendu pratiquement impossible ce que Marx appelait l'accumulation primitive du capital. Certes, il ne faut pas négliger les facteurs psychologiques et idéologiques, mais la domination de l'Occident sur le monde, me semble-t-il, vient, comme l'ont montré les travaux de Jared Diamond, des conditions environnementales.

L'attitude de vénération vis-à-vis de la nature a diminué (jusqu'à disparaître) à mesure que la puissance technique et économique accordait à l'être humain une domination sans partage. En revanche, là où la nature est considérée comme supérieure, elle est à la fois crainte et vénérée. Le phénomène est partout observable.

Cela dit, n'allons pas imaginer que les sociétés traditionnelles ont toujours respecté et préservé leur environnement. On sait aujourd'hui que l'effondrement de la grande civilisation maya est le résultat d'un désastre écologique. Vous évoquiez l'Afrique tout à l'heure. Un jour on a cru m'honorer beaucoup en me servant du singe à manger. La main, m'a-t-on même précisé, est la partie la plus délectable. Je n'ai pas remarqué parmi mes hôtes de réactions d'indignation. Aujourd'hui, c'est dans les pays où les coutumes traditionnelles ont encore un reste de vivacité que l'environnement est le plus ravagé. Les réserves naturelles n'arrêtent pas la cupidité des hommes - les éléphants y sont massacrés par milliers.

Pour revenir à votre question, j'évoquerai un exemple de vénération à l'égard de la nature. En Inde, chaque année, des dizaines, peut-être des centaines de personnes, surtout des enfants, meurent de morsures de cobra. Il est évident que si de pareils accidents survenaient en Europe à cette échelle, les animaux responsables seraient tous exterminés. En Inde, le cobra est un animal royal, et même divin. Il figure dans l'iconographie bouddhiste et hindoue. Dans les campagnes, aujourd'hui encore, les paysans placent devant le trou où vit le cobra une coupelle de lait, pas seulement comme nourriture, comme une véritable offrande. Et lorsqu'ils croisent dans un champ un cobra, ils font l'anjali (le geste des deux mains jointes à la hauteur de la poitrine en guise de salutation) et passent leur chemin. Ils ont vu l'animal de Shiva.

 

Agora - Vous citez beaucoup de faits et de chiffres dans La Haine de la nature. Les sciences humaines pourraient-elles à votre avis constituer un espoir de levier pour infléchir la tendance actuelle de destruction de la nature ?

 

C. Godin : Il est évident que l'écologie scientifique a beaucoup agi pour faire prendre conscience au monde entier des faits et des problèmes relatifs à l'environnement. Amartya Sen dit que l'économie est une science humaine. L'écologie, selon moi, devrait être considérée comme une science humaine.

La connaissance augmente la conscience, et c'est pourquoi elle doit être cultivée, dans tous les domaines. Mais il convient aussi de se rendre compte que les sciences humaines (que je prends ici au sens strict : l'histoire, l’anthropologie, la sociologie...) ne vont pas forcément développer une attitude de respect à l'égard de l'environnement.

Mais il y a plus inquiétant et plus grave encore. Jean-Pierre Dupuy a analysé dans plusieurs de ses ouvrages ce paradoxe : nous ne croyons pas ce que nous savons. Par exemple, nous savons tous, à titre individuel, que nous allons mourir, et pourtant, foncièrement, nous n'y croyons pas. Les désastres environnementaux sont objets de déni, quand ce n'est pas d'amnésie. Et si, comme c'est envisageable, la crise économique s'aggrave dans les pays occidentaux, alors la défense de la nature apparaîtra comme une sorte de luxe inutile. Donc, que ce soit en période de croissance économique, ou en période de crise, l'environnement est oublié. À moins d'une révolution civilisationnelle dont on ne voit pas d'où elle pourrait venir, le seul motif d'espoir pour le court terme vient de l'action et du comportement de ces millions de bénévoles qui, à l'humble échelle locale qui est la leur, montrent que l'on peut vivre d'une vie authentiquement humaine sans tout ravager dans son sillage."

Merci pour cet entretien qui donne à méditer...

 

 

AUTOBIOGRAPHIE DE CHRISTIAN GODIN :

 

 

 http://www.christian-godin.com/imggnrq/Christian-Godin-6.jpg

 

Je suis né sur la table de la cuisine de la maison de mes grands-parents, à Saint-Maur-des-Fossés, dans le département de la Seine (aujourd'hui Val-de-Marne) le 20 septembre 1949. Ma mère, en effet, voulait me faire venir au monde chez ses parents, et non à l'hôpital, peut-être pour signifier que l'accouchement n'est pas une maladie.

Lorsque j'étais à l'école communale, j'ai cru pendant un certain temps que mon père était jardinier, parce que c'était au jardin que je le voyais travailler. Lorsque ma grand-tante, la sœur de mon grand-père paternel, et qui a joué pour mon père le rôle de seconde mère, a appris que j'avais mis ce mot de « jardinier » à la mention « profession du père » sur la fiche que notre instituteur nous faisait remplir au début de l'année, elle fut consternée car c'était elle qui s'était occupée des études de mon père (elle se jugeait, en tant qu'institutrice, bien plus digne de cette fonction que sa belle-sœur, qu’elle considérait comme une paysanne). Elle essaya bien de m’expliquer que mon père était « ingénieur », mais je ne comprenais pas ce que cela voulait dire.

Mes parents appartenaient à la petite/moyenne bourgeoisie. Mon père, qui avait fait des études d'agronomie, travaillait dans l'industrie alimentaire : Buitoni, puis Damoy. Ma mère, qui avait obtenu son brevet, mais n'était pas allée jusqu'au baccalauréat, avait été secrétaire d'abord chez son père, puis dans une entreprise de fourniture de matériel automobile. Elle a quitté son travail après son mariage pour se consacrer à ses deux enfants et à la maison. Pour autant que je sache, elle n'a pas considéré cela comme une servitude particulière.

Mon grand-père maternel était agent immobilier. Ma mère disait qu'il savait acheter, mais pas vendre. Il vivait bien, sans plus, dans son pavillon de Saint-Maur. Ma grand-mère, qui avait été couturière dans sa jeunesse, et qui venait de Mirecourt, dans les Vosges, était également « sans profession », c'est-à-dire qu'elle s’occupait de ses trois enfants et du ménage de sa maison.

Mon père descendait d'une famille de paysans du Gâtinais. Ses parents étaient fils et fille de cultivateurs. Ils auraient normalement dû passer leur vie à travailler la terre, à Beaune-la-Rolande ou à Barville-en-Gâtinais, mais l'Histoire avec sa grande hache, pour dire comme Georges Perec, en a décidé autrement. Pendant la guerre de 1914-1918, une explosion de grenade arracha la jambe à mon grand-père et lui interdit à jamais la culture de la terre. Mon grand-père trouva un emploi de secrétariat dans les assurances, qu’il assurait dans le bureau de sa propre maison, à Pithiviers, dans le Loiret.

Je suis allé à l'école pour la première fois à l’âge de six ans, et ce fut un vrai drame. L'agitation et les cris de mes camarades d'école me terrorisaient. D'ailleurs, j'avais peur de tout, j'étais timide et je rougissais pour un rien. Ma mère, qui avait gardé un caractère un peu aventurier malgré sa vie rangée, en était désolée.

Je n'étais pas un bon élève. Je n'ai été ce qu'on appelle un bon élève qu'à la fin de mes études secondaires, en classe de terminale. Je devais être, pour mes maîtres, un sujet d'énervement. Sinon, comment expliquer que j'aie dû redoubler la classe de sixième à cause de mon professeur de mathématiques, une vraie Madame Mac Mich, alors que j'étais le premier de la classe cette matière ? Mais cette enseignante, qui devait confondre sa rigidité avec de la rigueur, avait définitivement jugé que je n'étais pas suffisamment « mûr » pour passer en cinquième. J'avais, en effet, un an d'avance, et pour certains professeurs de la vieille école républicaine, je devais incarner la négation même de l'égalité des chances.

L'année suivante, lors de ma deuxième sixième donc, j'ai été renvoyé du lycée à deux reprises, pour une période de trois jours, parce que j'avais accumulé une trop grande quantité d'heures de colle (je crois me souvenir que le plafond était à 10). Cette année-là, je ne manquais jamais de reprendre un professeur lorsqu'il se trompait. Ce petit jeu n'était évidemment pas le mieux à même de m'en faire un allié lors des conseils de classe.

Je ne pense pas avoir eu avec l'un de mes camarades d'école ou de lycée, jusqu'en classe de quatrième, des liens de connivence aussi forts que ceux que j'ai pu avoir avec ma sœur. Et je ne crois pas que ce soit sa mort prématurée qui me fait dire cela aujourd'hui. Ce n'est que très tard que je me suis rendu compte à quel point la présence d'une sœur peut être pour un homme aussi décisive que peut l'être celle de n'importe quelle autre figure féminine : la mère, l'épouse, la grand-mère, la maîtresse, l’amante, l'amie, la camarade, la copine, la collègue. En manque-t-il une, aucun homme ne devrait s'autoriser à dire qu'il connaît « les femmes », encore moins qu'il les aime.

J’avais été depuis toujours nul et mou en gymnastique. Mais lorsqu'un professeur d'éducation physique au lycée me repéra, avec ma haute taille et mes longues jambes (j'ai dû atteindre ma taille adulte à l’âge de 14 ans et je dépassais d'une tête tous mes camarades), une nouvelle histoire provisoire s'ouvrit dans ma vie. J'ai pendant plusieurs années participé à des concours et des championnats, dans la catégorie minimes, cadets et juniors. Ma spécialité était le demi-fond. J'y ai récolté un certain nombre de médailles, que j'ai conservées dans un tiroir et pour la première fois que je voyais mon nom dans un journal (L’équipe). L'hiver, je participai à des cross qui ont laissé en moi le souvenir mitigé du froid, de la boue et des gobelets d’Ovomaltine à l'arrivée.

À la fin de mes années de lycée et au début de mes années d'études supérieures, j'ai commencé à beaucoup voyager. Je suis allé à Bayreuth en bicyclette, à Pâques, car Richard Wagner était mon dieu, à l'égal de Victor Hugo. J'ai sillonné l'Europe en auto-stop : c'était l'époque, autour de 1968, où, l’été, à la sortie des villes, les auto-stoppeurs se suivaient tous les 50 mètres, le pouce levé. En 1971, avec mon meilleur ami, je suis allé à Katmandou par voie de terre : le train jusqu'à Istanbul, puis une flopée de bus brinquebalants pour traverser la Turquie, l'Iran, l'Afghanistan et le Pakistan. Ne sachant rien d'elle, au point de ne savoir reconnaître un Sikh d'un hindou, l'Inde m’a émerveillé. J’y retournerai 7 fois par la suite.

Le passage de mon lycée de banlieue au lycée Louis-le-Grand, après le baccalauréat, a été pour moi psychologiquement presque aussi difficile que mon premier contact scolaire. En hypokhâgne et en khâgne, je me suis retrouvé avec des condisciples à la fois intellectuellement mieux armés et déjà brûlés d'une ambition que pour ma part je ne connaissais pas. J'adoptai donc un comportement de fuite. Au lieu d'aller en cours, je passais des journées entières à me promener dans Paris et à me réfugier au cinéma. Deux échecs au concours d'entrée à l’école Normale Supérieure sanctionneront cet amateurisme.

Mon professeur de philosophie en classe terminale était quelqu'un qui n'avait jamais travaillé après ses années d'études. Ses cours étaient ceux que lui-même avait eus 35 ans auparavant. Mais je n'en suis pas rendu compte tout de suite. Comme il était anti-marxiste, anti-existentialiste, et qu’il ne connaissait rigoureusement rien au structuralisme, dont il n'avait sans doute jamais entendu parler, je ne savais rien de ce qui faisait l'actualité de ces années bouillonnantes, surtout à Paris.

Le lycée Louis-le-Grand a été l'un des principaux foyers d'où est parti le mouvement de mai 68. Je n'étais pas militant, j’ai d'ailleurs toujours été incapable de l’être, trop timide, et trop individualiste. Mais j'étais davantage qu'un spectateur. Disons que j'étais un spectateur engagé, assez engagé tout de même pour participer à des manifestations, pour pleurer dans des nuages de gaz lacrymogènes, et pour voir se dresser en quelques minutes une barricade là où quelques heures auparavant il y avait un embouteillage de voitures et d'autobus. Assez impliqué aussi pour passer une nuit blanche à la Sorbonne, voir de drôle de types sortis d'on ne sait où et qu'on appelait, je ne sais trop pourquoi, les « Katangais », mais surtout pour goûter à cette extraordinaire moment de liberté que connut alors le pays et qu'il ne retrouvera jamais.

C'est ma curiosité encyclopédique qui m'a conduit, je ne dirais pas naturellement, à la philosophie. J'ai lu très tard, vers 13-14 ans, et plutôt des dictionnaires que des romans. En classe de quatrième, mon ami, M. B., me prêta Ainsi parlait Zarathoustra, sur lequel je passai une bonne partie de mes vacances de Pâques, à Pithiviers. Je n'y comprenais rien, mais par orgueil ou par vanité je tenais à le lire en entier car je ne voulais pas trahir la confiance que mon ami avait placée en moi. On ne peut pas savoir à quel point l'émulation amicale, sans rivalité et a fortiori sans concurrence, peut avoir d'influence sur la formation intellectuelle d'un individu, où presque tout est une question de caractère.

En terminale, j'ai lu Platon et, pendant les vacances de Pâques, la Critique de la raison pure. J'étais fier de pouvoir expliquer à mon meilleur ami d'alors, F. L., qui avait un vrai génie des mathématiques, ce que signifiait « transcendantal ».
C'est à cette époque aussi que j'ai commencé à écrire un journal, plus extime qu'intime d'ailleurs. Je remplissais aussi des dizaines des cahiers de notes, sur les sujets les plus variés (mon tropisme encyclopédique). Mais il suffisait qu'un sujet figurât au programme des études pour que son intérêt disparût à mes yeux.

Après mon double échec au concours d'entrée à l'école normale supérieure, je me suis retrouvé à la faculté, c'est-à-dire nulle part. J'allais à la Sorbonne, mais aucun cours ne me plaisait vraiment. Les professeurs me décevaient tous.
Je n'avais donc pas de maître, et si j'ai découvert et lu avec passion Hegel et Nietzsche (deux philosophes on ne peut plus éloignés l'un de l'autre), il ne me serait jamais venu l'esprit de me déclarer hégélien ou nietzschéen.
J’allais payer assez cher ce mixte de désinvolture et d’orgueil. L'absence, parfois confortable, mais souvent pénible, de ce qu'on appelle communément, et non sans vulgarité, une carrière. Voilà le prix que j'ai dû payer pour ma liberté. Dois-je préciser que je ne le regrette pas ?

Je me suis marié en 1976 avec une femme qui sur bien des points avait un caractère opposé au mien. C'est sans doute la raison pour laquelle nous n'avons pas divorcé.

Mes trois enfants m'ont peut-être permis de faire l'économie d'une psychanalyse. En évoquant ma sœur, tout à l'heure, j'ai fait la remarque qu'une existence d'homme sans sœur n'est pas une existence complète. Je crois que sans enfants une existence d'homme ne peut pas non plus être complète.

Avec mon épouse, qui enseignait l'histoire-géographie dans un collège, nous avons beaucoup voyagé. La Hollande était notre destination favorite. L'été, nous sillonnions la France à bicyclette pendant un mois, et pendant l'autre mois, nous faisions un grand voyage hors d'Europe.

En somme j'avais suivi des études dans une insouciance totale du métier que je pourrais faire. Ayant obtenu, à la quatrième tentative, mon agrégation de philosophie, je me suis retrouvé dans des lycées de province et de banlieue très ingrats. Comme je faisais mon travail, et que je ne manquais jamais un cours – sauf l'année où j'allais voir ma sœur en prison à Budapest (elle avait aidé un ami tchèque à sortir de son pays avec un faux passeport) –, je n'ai jamais bénéficié d'aucune autre promotion que celle donnée par le temps qui passe.

Je passais les jours où je n'avais pas cours à travailler sur une grande idée : l'idée de totalité. Je lisais tout ce qui pouvait me tomber sous la main, et dont je pensais que cela pouvait avoir un rapport avec le sujet. Pas seulement des ouvrages de philosophie, mais aussi des histoires de l’art, des histoires des sciences etc.
Ce n'est que progressivement que j'ai pensé à faire de ce travail une thèse, c'est-à-dire à transformer une activité, peut-être une névrose personnelle, en signe social reconnu comme tel par les autres.

Preuve supplémentaire de mon irresponsabilité professionnelle : j'ai passé cinq années entières à écrire un roman où je versai une bonne partie de mes expériences, de mes idées et de mes lectures. Près de 3 000 pages, évidemment impubliables, que ma mère tapa à la machine avec une conscience exemplaire. C'était l'époque, au début des années 1980, où le traitement de texte n'existait pas encore.
Après coup (j'ai toujours eu l'esprit de l'escalier), je me suis rendu compte que cette activité « littéraire » a correspondu à la période de temps où sont nés mes trois enfants. Peut-être voulais-je démentir Nietzsche qui disait, pour lui-même, en latin : « Aut libri, aut liberi », « Ou bien des livres, ou bien des enfants ».
Je me suis dit aussi après coup que ces pages m’ont appris à écrire.

Pendant une bonne dizaine d'années, je n'ai connu pratiquement, dans ma vie sociale, que des échecs. Mes demandes de mutation n'aboutissaient pas, les manuscrits que j'envoyais aux éditeurs, même des articles d'une dizaine de pages, étaient systématiquement refusés, et, pour couronner le tout, le professeur (la professeure) qui avait d'abord accepté d'être mon directeur de thèse a fini par me renvoyer comme un malpropre.
Pour me consoler, je me disais que, parmi les auteurs non publiés en France, je devais être l'un des plus prolifiques. L'humour est la revanche des humiliés.

Je dois au grand philosophe François Dagognet, auteur d'une œuvre considérable, mais que je ne connaissais que de réputation, de m'avoir arraché à la clandestinité où nous nous trouvions tous deux, mon travail et moi. Cela devait se passer au début des années 1990. J'avais donc plus de 40 ans. Non seulement François Dagognet accepta d'être mon directeur de thèse, mais il me fit connaître l'éditeur qui de son côté accepta de publier l'ensemble de mon travail sur la totalité - 7 tomes en tout. écrire beaucoup sans jamais être édité confine à la névrose. On n'écrit pas de livres, on écrit seulement des textes. C'est l'éditeur qui, en transformant les textes en livres, arrache l'auteur à sa névrose pour en faire un travail.

C'est à la même époque que je fis une autre rencontre qui allait bouleverser profondément mon existence intérieure et me donner force et confiance tant sur le plan personnel que dans mon travail social. Notre société, individualiste, ne veut connaître et reconnaître que les individus. Si nous y réfléchissons bien, nous ne sommes, en fait, que le point de rencontre des différents rayons, sombres ou lumineux, qui ont éclairé ou obscurci notre vie. Un être humain ne doit jamais sa force à son propre fonds.

Le monde intellectuel ne fait pas exception. Presque tous ceux qui en font partie jugent à partir du jugement des autres, et non par eux-mêmes.
Après bien des efforts couronnés d'échec, j'ai fini par obtenir un poste à l'université de Clermont-Ferrand et les premiers ouvrages publiés ouvrirent la porte à ceux qui leur succédaient. Bientôt, les offres et les demandes changèrent de camp.

Les dix dernières années de mon existence furent à la fois éclairées par des succès extérieurs et assombries par des deuils intimes. Mon temps est partagé entre mes cours à la faculté, les conférences où je suis invité et mon travail personnel. Chaque jour, je réserve au moins une heure à la lecture des journaux car c'est elle qui nous met en contact avec le réel, qui est la matière à penser.
Bien heureux, lorsque je peux me libérer de ces tâches et me promener à loisir dans les monts d'Auvergne, qui composent l'un des plus beaux paysages du monde.
J’espère vivre assez longtemps pour voir les pyramides mayas et les temples khmers, lire les grands classiques que je ne connais pas, et mener à bien mes travaux philosophiques commencés. l'objet d'un déni spécifique.

Par ailleurs, les défenseurs de la protection de la nature sont l'objet d'un soupçon récurrent : celui de détester la culture. Le stéréotype « ami des animaux » égale « ennemi des hommes » est régulièrement utilisé. On est même allé jusqu'à inventer une prétendue « technophobie », destinée, comme tous les termes en « phobie », à couper court à toute critique.

Ce qui définit la haine, c'est le désir de destruction, pas forcément conscient. Qui ne voit qu'aujourd'hui la nature et la culture sont prises dans une même tourmente, qu’elles sont menacées par une même barbarie ? Et c'est pourquoi la défense de la nature trouve ses sources dans les meilleures traditions de la culture.

Les sociétés occidentales actuelles, à la différence des sociétés anciennes, vivent dans un « polythéisme des valeurs », pour reprendre l'expression de Max Weber. On y trouve à peu près tout. Cela dit, les valeurs dominantes (utilité, efficacité, vitesse, précision, performance etc.) sont toutes des valeurs techno-économiques. Et c'est au nom de ces valeurs qu’une guerre impitoyable est faite au milieu naturel.

 

Source: http://agorasoulacenergie.over-blog.com/

 

 

 

 

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